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Vroum !!! Vroum !!! De d’épave à la collection.

Les visiteurs font cercle autour de l’engin. Chacun y va de son commentaire, relève la ligne exceptionnelle d’une aile, attire l’attention sur les phares, teste de la main la souplesse des sièges, commente les performances du moteur, avance des hypothèses sur la tenue de route. On parle puissance, chevaux, vitesse, consommation. Le vocabulaire et le savoir technique, se mêlent aux souvenirs que les admirateurs de l’engin échangent. Un homme va de groupe en groupe, apporte quelques précisions, explique une subtilité de fonctionnement. Manifestement, il connaît parfaitement l’engin et partage le jugement collectif. « Oui, c ’est beau » ; « c’est une belle mécanique ». Cette scène n’a pas été empruntée au Salon de l’Automobile, l’objet admiré n’est pas le dernier prototype d’une prestigieuse marque de véhicules. Nous sommes au cours d’une exhibition de vieilles mécaniques. L’engin admiré peut être une vieille voiture, une vieille motocyclette, un vieux tracteur ou encore un moteur industriel. L’homme qui prodigue ses connaissances sur l’engin le connaît, mieux que personne puisqu’il l’a restauré, « refait à neuf, comme à l’origine ».

Plongeant dans cet univers de mécaniciens singuliers, l’ethnologue ne manque pas d’être étonnée. Par les mots, d’abord. « Belle », cette voiture des années 70 à la silhouette démodée ? « Beau », ce moteur industriel aux couleurs vives, jaune et bleu. Comment comprendre cette conversion, de l’utile à l’esthétique, dont ces mécaniques sont l’objet ?
Ces engins sont "beaux" parce qu’ils sont des contre-performances, ils seraient aujourd’hui considérés comme des aberrations techniques mais des aberrations techniques

Le restaurateur y ajoute souvent sa touche personnelle, laissant à son épouse le soin de choisir la couleur de la carrosserie sans se soucier de sa couleur d’origine. Mais il peut aussi plonger les mains sous le capot pour une modification qui permettra au moteur de mieux fonctionner. Techniques ancienne et moderne, se conjuguent autour de ces machines qui apparaissent parfois plus comme de timides prototypes, où les collectionneurs exhibent leur savoir novateur, que comme des restaurations totalement fidèles. L’authenticité, affirmée et reconnue, de l’engin, tient alors dans un subtil équilibre entre ce qui « était » et ce qu’on a -discrètement- apporté.

"Beaux", ces engins le sont aussi parce qu’ils sont éminemment « autobiographiques ». Leur trouvaille, leur résurrection, leur mise en circulation physique et symbolique dans le réseau des passionnés fournissent la charpente du récit de soi.
« Beaux », ces engins le sont enfin parce qu’ils appartiennent au « patrimoine », un patrimoine ignoré, délaissé par les instances « culturelles » selon ces collectionneurs qui présentent leur passion comme une « activité de sauvegarde ». Que la voiture ait appartenu à un personnage célèbre (une star, un homme politique), qu’elle ait été « témoin » des grands événements du XX° siècle (les Taxis de la Marne, l’attentat du Petit Clamart) justifierait déjà qu’on parle de « patrimoine ». Mais cette notion de « patrimoine », se déploie encore et surtout au cœur de la sociabilité à laquelle cette passion donne naissance, de rallye touristique en cérémonies commémoratives, d’expositions dans la vitrine d’un concessionnaire en Journées du Patrimoine. Autant de lieux, autant de moments qui « fabriquent du patrimoine », et transforment une épave en objet patrimonial...


Par Véronique Moulinié,
le 18 Octobre 2002,
au GARAE.