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Fernand Cros-Mayrevieille (1882-1939)

Repères biographiques.

Le premier titre de gloire de Fernand Cros-Mayrevieille est sans doute de descendre d’une famille dont la tradition locale veut qu’elle ait fourni des consuls, dès le Moyen Age, à la Cité de Carcassonne, la vieille ville perchée sur sa colline au delà du fleuve Aude. Une renommée largement confortée, au 19ème siècle par l’action de son grand-père, Jean-Pierre, considéré comme « le sauveteur de la Cité ». En effet, abandonnée peu à peu par les autorités religieuses et civiles descendues s’installer dans la ville base, citadelle militaire que les progrès de l’armement avaient rendu désuète, la Cité menaçait ruine, n’abritant plus qu’une population misérable de tisserands et de manouvriers, et était même vouée à la destruction, ses pierres destinées à être vendues à l’encan. Par son action énergique et tenace Jean-Pierre Cros-Mayrevieille obtint que Mérimée s’intéressât à son sort, puis que Viollet-le-Duc fût chargé de sa restauration, la transformant, au cours d’un demi siècle, en un monument exemplaire de l’architecture civile et militaire du 13ème siècle, classé actuellement par l’Unesco au Patrimoine Mondial de l’Humanité. Encore qu’ils ne retrouvassent pas des missions de l’envergure de celle leur père, les deux fils du sauveteur ne déméritèrent pas, l’un, Gabriel, devenant administrateur des hospices de Narbonne, l’autre, Antonin, conseiller général se faisant pendant plusieurs décennies le continuateur de l’œuvre familiale en présidant la Commission de la Cité qui s’était donnée pour but de protéger et de mettre en valeur le monument. Sans doute l’ombre portée de personnages aussi brillants ne fut pas pour rien dans la carrière et surtout les ambitions de Fernand Cros-Mayrevieille, fils d’Antonin. Ses études de droit achevées il est reçu comme juge au tribunal de grande instance de Carcassonne, après avoir brillamment rempli ses obligations militaires et rejoint le corps des officiers de réserve. Cette double qualité va commander à toute sa carrière car, rappelé au moment de la guerre de 1914-1918 pour servir comme juge aux armées, il continuera à assumer ses fonctions jusqu’en 1937 où il mettra fin à son engagement, se retirant avec le grade de lieutenant-colonel, pour se consacrer, dès lors, à la gestion de ses domaines agricoles familiaux de Carcassonne et de Narbonne.

Son destin militaire ne l’empêcha pas pour autant de consacrer une bonne part de son activité et de ses loisirs à des sujets que sa famille avait élus avant lui. Si, au début du 20ème siècle, la Cité de Carcassonne est sauvée et son avenir placé, en bonne part, entre les mains de son père, d’autres préoccupations, qui peuvent en apparaître comme le corollaire, se font jour, en particulier celles concernant la défense du paysage. A cette cause nouvelle, le jeune homme va se consacrer avec passion au point, en 1910, d’être le rapporteur des questions législatives la concernant, lors du Premier Congrès International pour la Protection du Paysage qui se tient à Paris. Son intervention à la Journée des Paysages en 1926, à Paris, lors de laquelle il commente longuement des problèmes de droit, montre bien que son intérêt pour la défense de ce dossier ne s’est jamais démenti et que, au contraire, il s’est amplifié même, élargissant passablement les perspectives.

Cette prémonition pour ce qui deviendrait une cause nationale n’était cependant qu’une des cordes de son arc et bien comprendre sa trajectoire c’est l’inscrire au cœur de l’aventure la plus caractéristique sans doute de la IIIème République, la constellation régionaliste. Nous employons à dessein le terme de constellation, nous aurions pu aussi bien choisir celui de nébuleuse, pour insister sur la complexité et la richesse de ce mouvement, par ailleurs étudié dans son détail [1] . Nous savons que les dernières années du 19ème siècle ont vu l’explosion de revendications protéiformes qui entendaient donner aux provinces une part de la gloire nationale en affirmant leur identité et leur richesse. Provincial donc, le mouvement ne reniait pas l’héritage hexagonal commun mais désirait que son rôle et ses propres apports soient reconnus, que les relations avec la capitale soient plus faites d’échanges que de manifestations de condescendance envers des entités vernaculaires considérées comme secondaires voire négligeables. Ne pas prendre en compte ce désir et cette tension serait se priver d’une clé de lecture essentielle : le mouvement ne s’inscrit pas dans des perspectives autonomistes, mais il traduit avant tout une soif de reconnaissance, Paris reste le point focal, mais il ne peut ignorer la richesse de ses satellites. Le succès des amicales régionales qui organisent dans la capitale banquets, conférences, expositions et autres agapes ne saurait tromper, et en 1912 par exemple, on voit Antonin, Gabriel et Fernand figurer parmi les membres de l’association, « Les Enfants de l’Aude à Paris », cercle créé en 1898, toujours bien vivant, où se retrouvent les personnalités les plus éminentes, issues de ce département vivant et travaillant à Paris, soucieuses de promouvoir l’originalité de leur terroir. A cette volonté affichée de convivialité et d’affirmation de la singularité féconde des modes de vie de la société languedocienne s’ajoutait une volonté culturelle privilégiant à la fois une approche touristique et savante de la région dont il fallait mettre en évidence les richesses économiques, le charme des paysages et les productions intellectuelles et artistiques. Pour ce faire les acteurs qui vont prendre en charge ce mouvement, se pensent et se présentent comme des hérauts. Incarnant les « pays » dont ils sont issus et, parlant au nom du peuple qui les habitent, ils se veulent à la fois ambassadeurs et missionnaires, animés par le sentiment de défendre une cause noble pour laquelle ils ont été choisis et dont il est légitime, selon eux, qu’ils tirent gloire et notoriété. Rendant hommage à ses prédécesseurs, Auguste Rouquet ou Paul Sentenac entre autres, le premier ayant animé le Salon occitan de 1920, le second s’étant fait le chantre des années durant de la cause régionaliste, à travers sa revue, La Terre Latine, Fernand Cros-Mayrevieille est à l’initiative, en 1925, d’une nouvelle association, « Le Groupe Occitan » qui se dote immédiatement d’une revue, Les Feuillets Occitans. Le premier numéro, du mois de juin, s’ouvre sur une profession de foi qui résume assez bien les grands principes que le groupe et le bulletin entendaient défendre. Il justifie tout d’abord sa création en usant d’une évocation du passé historique qui fait de Narbonne et de Carcassonne, l’une capitale romaine, l’autre joyau du Moyen Age, le double épicentre incontournable de l’âme languedocienne. Il définit ensuite son principe essentiel :

« Un inventaire, un groupement, une collaboration agissante et, par dessus tout une communion d’idées entre intellectuels originaires du Languedoc et du Roussillon, dans le dessein d’étendre le rayonnement de ces pays dans toutes les manifestations de l’esprit ».

Se proposant le recensement en hommes et en ressources, il précise le registre de ses actions, voyages, conférences, expositions, parution d’un bulletin… Enfin ce premier numéro dresse le tableau concret des domaines dans lesquels il entend intervenir, histoire et archéologie, folk-lore et félibrige, sections de peinture, de musique, des monuments historiques, des sciences. Fait d’un petit groupe de participants, soigneusement choisis pour leur compétence ou leur réputation, l’entreprise n’est pas pour autant solitaire et elle entend clairement s’inscrire dans le cadre plus vaste des sociétés similaires qui existent alors en France. Elle réussit si bien dans ses projets, à travers ses différentes interventions, que le Groupe Occitan est intégré dans la Fédération Régionaliste Française, impulsée par Jean Charles-Brun, représentant le plus emblématique du mouvement régionaliste dont l’action, commencée en 1901, ne s’achèvera qu’avec sa mort en 1946. Est une preuve de son succès le choix du Groupe Occitan, en 1928, alors qu’il compte à peine trois années d’existence, pour organiser à Carcassonne le congrès national de la Fédération Régionaliste Française. Mais, davantage que cette reconnaissance, ce qui retiendra notre attention ces sont les cinq sections autour desquelles s’organisera la manifestation. Outre les paysages et les monuments sont abordées, majoritaires donc, les questions suivantes : costumes (vêtements et coiffures traditionnelles), coutumes publiques (fêtes et cérémonies, la vie et son décor…), coutumes privées (usages locaux, mobilier, art gastronomique, dialectes). Il serait facile, mais à l’évidence très réducteur, de croire, pour l’occasion, à l’exhibition un peu naïve de danseurs costumés s’essoufflant en entrechats vieillots au son du fifre, du tambourin ou de la cornemuse. En fait rien de cet ordre n’est prévu, les congressistes ne se laissent pas aller visiblement aux plaisirs de la distraction et le seul moment un peu spectaculaire est une messe félibréenne, accompagnée d’un discours en occitan, qui se tient à l’église Saint-Nazaire, l’ancienne cathédrale enfermée dans les remparts. Si le mot n’est pas employé dans le programme il est facile de constater que la plupart des interventions tournent autour de la culture populaire, ce qu’il est d’usage à ce moment là d’appeler le folklore, le terme n’ayant en aucun cas la tonalité péjorative qu’il a connue par la suite quand il est utilisé pour désigner des choses sans importance, sans signification profonde ou des pratiques jugées totalement obsolètes. Cette focalisation amène donc à s’interroger justement sur les rapports entre ce qui est une discipline enseignée et reconnue et le mouvement régionaliste qui fait passer souvent la revendication identitaire avant les approches érudites. Dans les faits, d’ailleurs, l’attention portée aux différentes formes de la culture populaire est très ambiguë et il est même possible de parler de partage. A côté de ceux qui prêchent pour des collectes et des analyses des matériaux et des faits recueillis, d’autres entendent servir une renaissance de la France, idéologiquement conservatrice, que les provinces auraient pour seul but de favoriser en mettant en scène les traditions les plus convenues lors de grandes fêtes et de manifestations saisonnières et en exaltant « l’âme » des pays. Il est difficile de cerner avec précision la position de Fernand Cros-Mayrevieille et de ses amis dans ce débat, sachant qu’ils ont sans doute été amenés à donner des gages à ceux qui souhaitaient faire revivre spectaculairement le passé et la culture paysanne, mais ce qui est certain c’est l’attraction exercée sur eux par les « savants » qui se proposaient, à travers un certain nombre de revues, une étude exhaustive du folklore comme une discipline à part entière, même s’ils ne jouissaient pas complètement encore de le reconnaissance de l’Université. Ce sont de telles conditions qui permettent d’éclairer la dernière entreprise du colonel Cros-Mayrevieille, la plus fructueuse aussi, la création en 1937 du « Groupe d’études régionalistes et de folklore audois » puis, en 1938, de Folklore la revue qui en est issue, sur laquelle nous disposons de l’étude heureuse de Daniel Fabre [2] . Les premiers aléas de l’association ne sont pas sans importance, en particulier au niveau du lexique et des dénominations. Ainsi il apparaît très vite au petit groupe réuni autour de Fernand Cros-Mayrevieille que l’intitulé de l’association est ambigu ou du moins qu’il reflète les tentations et les contradictions de ce mouvement intellectuel et, à la suite de discussions, le mot « régionaliste » disparaît, le cercle initial devenant, et le nom lui restera le « Groupe audois d’études folkloriques ». Quelques mois plus tard, René Nelli qui est dès le début une des chevilles ouvrières du groupe œuvrera pour que la revue change aussi de nom passant de Folklore-Aude, un peu limitatif à son sens, à Folklore tout court, précisant cependant son champ privilégié, la France méridionale et la Catalogne. Ne voir dans ces variations sémantiques que querelles byzantines serait ignorer l’arrière plan de l’entreprise, le paysage intellectuel et l’espace de sociabilité bien particuliers dans laquelle elle se déploie. Le colonel reste marqué, dans toutes ses ambitions, par l’ombre incontournable de son grand père et de son aventure magnifique qui a conduit à la restauration totale de la vieille citadelle. Par ailleurs, pendant plus de vingt ans, celui-ci fut l’infatigable animateur de la société savante locale, érigée en académie sur le modèle de l’Académie française, la « Société des Arts et Sciences de Carcassonne ». En créant son nouveau groupe le but de Fernand Cros-Mayrevieille est double, d’abord rendre hommage à son aïeul en reprenant une forme associative à l’image de celle initiée par Jean-Pierre Cros-Mayrevieille et, en même temps s’assurer une place originale dans le petit monde savant de Carcassonne. Les « Arts et Sciences » persistent mais il sait que son grand père y a connu l’humiliation après la gloire et de toute manière, comme l’autre société savante fondée en 1889, la « Société d’Etudes Scientifiques de l’Aude », ils ne s’intéressent guère à la culture populaire, accueillant parcimonieusement les communications qui en traiteraient. Le nouveau groupe entend, lui, se consacrer au folklore en mettant en avant une approche contemporaine, scientifique, dégagée des relents passéistes et nostalgiques qui feront le bonheur, quelques années plus tard, des séides du maréchal Pétain et de l’idéologie de Vichy.

Poursuivre la comparaison et le jeu d’échos entre les projets de Fernand et de Jean-Pierre n’est pas sans intérêt, tant ils ont de similitudes, tant le premier semble poursuivre un dessein envisagé avant lui et reprendre un dispositif qui a fait autrefois ses preuves. Ce qui frappe d’emblée dans l’initiative du Groupe audois d’études folkloriques, c’est son organisation. Son concepteur ne l’envisage jamais comme une aventure individuelle mais, au contraire, lui assigne immédiatement un fonctionnement collectif, regroupant autour de lui, comme des commensaux, les meilleurs esprits et les plus éclairés. En outre il reprend le schéma qui avait prévalu lors de la création des « Arts et Sciences », et veille à la mise en place de correspondants, dans tout le département, dans un premier temps, qui se feront aussi bien collecteurs que messagers. A son échelle chacun doit avoir le sentiment gratifiant d’être un rouage actif et indispensable dans cette formidable machine qui doit permettre la lecture la plus fine et la plus exhaustive des manifestations de la culture populaire. L’autre grand projet est celui de la création d’un musée des « arts et traditions populaires » languedocien qui n’est pas sans rappeler, lui aussi, le musée que en 1836, la première société savante carcassonnaise a eu pour mission de mettre en place. Nous sommes loin, bien entendu, de la mouture précédente, un peu fourre-tout qui se proposait de rassembler des objets de toute nature tant dans le domaine des arts que de l’archéologie ou des sciences naturelles. En fait l’idée trouve sa source, sa justification, et aussi un appui, dans le projet d’un grand musée de même nature, confié à Paris à Georges-Henri Rivière. L’ambition de ce dernier est de créer un véritable réseau qui fonctionnerait en synergie avec la grande structure parisienne projetée et permettrait de mettre fin aux tensions archaïques entre la capitale et la province. Pendant deux années le jeune groupe se lance à fond dans la collecte d’objets et de pièces diverses en lien avec le folklore, aidé par son mentor parisien qui vient sur place le conseiller et échanger avec les acteurs locaux. La guerre mettra fin à l’entreprise, les collections seront dispersées, soit que les articles soient rendus à leurs propriétaires, soit qu’ils intègrent le fonds du musée Paul Dupuy à Toulouse.
En 1939 le colonel Fernand Cros-Mayrevieille disparaît, la guerre dissémine les premiers acteurs, mais, malgré les vicissitudes, ils s’emploient, avec succès au demeurant, à poursuivre l’œuvre de leur fondateur et à faire vivre la revue Folklore qui, pendant plus d’un demi-siècle, sera un des référents des études ethnographiques françaises.

Le fonds documentaire.

Il se compose de plusieurs éléments :

- un ensemble d’ouvrages et de revues, issu de la bibliothèque familiale, concernant l’ethnographie, l’histoire et la littérature locales. Celui-ci a été légué à l’Ethnopôle-Garae par Jean Cros-Mayrevieille, fils de Fernand et archivé sous le nom de « Fonds Cros-Mayrevieille ».

- un ensemble d’archives, répertoriées, liées directement à la revue Folklore provenant du même donateur cotées sous le titre « Archives de Folklore", sont également consultables au centre de documentation de l’Ethnopôle Garae.

- un répertoire de documents concernant le folklore et l’ethnographie appartenant aux « Archives familiales ».

Notes :

[1] l’ouvrage fondamental est celui de Anne-Marie Thiesse, Écrire la France , Paris, PUF, 1991

[2] D. Fabre "Présentation", Un demi-siècle d’ethnologie occitane. Autour de la revue Folklore, Carcassonne, Garae, 1982, pp. 9-24.


Du régionalisme au folklore


Nouvelle fiche de la base Archivethno France

Autres documents :


Catalogue du fonds Cros-Mayrevieille consultable à l’Ethnopôle Garae

Inventaire archives revue Folklore conservées par Ethnopôle Garae

Inventaire des archives familiales concernant l’ethnologie détenues par Alain Cros-Mayreveille