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Décès de Daniel Fabre - Janvier 2016 : Différents hommages

Hommage de Jean Pierre Piniès, Basilique Saint-Nazaire, Carcassonne, 27 Janvier 2016

Comment prétendre rendre compte de la richesse d’un homme qui fut aussi protéiforme que fécond, dont l’œuvre a traversé tant de disciplines, qui a tant fait et tant écrit ? A une telle gageure je ne répondrai que par quelques regards, quelques points forts. En évoquant d’abord l’horizon indépassable de la rue des Bons Enfants à Narbonne où il était né et où il nous entraînait, avec bonheur à chaque occasion. Territoire émerveillé où le pittoresque et l’affection des uns et des autres palliaient la pauvreté, où les gamins emplissaient leurs frondes de galets romains. Royaume hanté en contrepoint par les étés de la Montagne Noire, eux-mêmes scandés par les bals de village ou les travaux des champs. Puis ce furent les longues années de lycée au vieux "bahut" détruit aujourd’hui mais si présent dans notre mémoire. Les années d’aventures intrépides, de bagarres et d’exaltations sur fond de rock and roll. Dans le même temps, s’accomplit l’apprentissage des "humanités" auquel il excella très vite. Et surtout se produisit la rencontre décisive avec un maître aussi original que socratique, René Nelli, esprit assez ouvert pour faire son miel de toutes les curiosités. Au long de longues discussions qui se poursuivront à l’Université c’est la découverte aussi bien du catharisme que des arcanes de l’ésotérisme, une méditation sur le destin ou la mise en perspective de l’amour courtois des troubadours jusqu’à André Breton. Le grain était semé d’une ouverture au monde qui n’aurait su se suffire du carcan d’un seul domaine. Et il n’est pas étonnant que dans cet enseignement aussi lumineux que varié il ait privilégié la voie qui permettait tous les déchiffrements, celle de l’anthropologie, au sens anglo-saxon du terme bien sur. Le coup d’essai, une enquête sur la tradition orale des Pyrénées audoises, fut un coup de maître aboutissant à une des plus importantes collectes européennes de la seconde moitié du 20° siècle. Ce n’était que le prélude à une vaste synthèse devenue un classique, La vie quotidienne des paysans du Languedoc au XIX° siècle. S’ensuivront, au fil des années, des incursions autour de thématiques apparemment variées mais dont il sut toujours montrer les liens qu’elles entretenaient entre elles : le rôle des jeunes dans la société traditionnelle, les fêtes populaires, les rituels et les croyances qui mettaient en relation le monde des vivants et celui des disparus...Puis se croisèrent d’autres explorations, celle de l’écriture par exemple, de ses formes les plus humbles, les plus quotidiennes, jusqu’à celles plus sophistiquées de l’écrivain à travers sa demeure ou ses postures. Plus récemment émergèrent d’autres objets, tel celui de l’art populaire. Un art qui tisse sa trame dans le regard des primitifs, des fous, des enfants, qui conjugue la naïveté et les méandres de la mémoire. Ces derniers mois enfin surgissait une analyse de la chanson, de sa place, de ses rites, de son imaginaire illustrée par son bel article, "Rock des villes, rock des champs". Au passage, tant l’œuvre est riche nous nous rendons compte que nous avons oublié tous les travaux liés à l’ethnologie du monument ou aux émotions populaires. Mais à quoi bon le regretter ? C’est à un autre moment que s’ouvrira le parcours qui rendra compte de la diversité et de la richesse de l’œuvre. Sa carrière, en arrière-plan de ses travaux fut aussi fructueuse des premières années d’enseignement au collège Saint-Stanislas à Carcassonne jusqu’aux fonctions les plus éminentes occupées à Toulouse, à Paris ou à Rome. Et puis comment, ici, ne pas insister sur la création du Garae, reconnu plus tard comme ethnopôle. Centre de documentation, centre de recherches, celui ci fut et reste le lieu d’échanges et de rencontres recevant aussi bien des ethnologues de l’Europe entière que des amateurs indigènes. Tous savaient que grâce à lui et ses collaborateurs ils seraient accueillis avec bienveillance et attention. Chercheur, enseignant, directeur de laboratoire, il fut sur tous les fronts avec le même talent, la même générosité et la même passion. C’est sur ce dernier mot que nous voudrions revenir tant il le caractérise. A l’ordinaire on sait que l’ethnologue est censé observer « faire son terrain », dans le jargon, puis se livrer à ses analyses dans la paix de son cabinet, loin du tumulte du monde. Il sut respecter cette règle en ce qu’elle avait de plus fertile. Mais jamais il ne put consentir à l’effacement complet, se faisant aussi complice voire acteur des phénomènes qu’il étudiait, les enrichissant de son savoir mais aussi de ses gestes. Deux traces de cet engagement : la photo d’un bufoli à Ladern où il apparait, extatique, tel un fantôme dans un nuage de farine ; et, à ses dernières heures le souvenir de refrains et de chansons populaires fredonnés au long des bals de la jeunesse, qui venaient ponctuer la douleur. Cette passion, cette générosité, cette attention vigilante au commerce du monde nous serviront toujours de guide. Jean Pierre Piniès.

Hommage de Jean Pierre Piniès, Ethnopôle Garae, 27 Janvier 2016

Daniel Fabre vous accueille aujourd’hui dans cette maison qu’il a bâtie avec tant de passion et de ténacité, aidé en cela par des collaboratrices dévouées et efficaces. Comparses d’un jour, jeunes collègues, vieux compagnons de route, femmes qui partagèrent sa vie, ses frères, ses sœurs, ses filles, il vous a tous aimés avec la même force. En chacun d’entre vous il savait voir le meilleur et mettre au jour de scintillantes pépites. Tous il vous scrutait, vous écoutait pour mieux ensuite vous guider ou au moins vous prodiguer ses conseils. Car deux traits l’emportaient chez lui, qui dictaient en permanence sa conduite, la générosité et la bonté. C’est la générosité qui le faisait, sans se lasser, entendre et lire les désirs et les rêves, calmer les peurs, corriger les errements ou les fourvoiements. Il ne pouvait jamais rien refuser aux autres tant leurs aventures lui apparaissaient fécondes, au risque, parfois, d’en oublier ou de reléguer au second plan ses propres recherches. Mais par dessus tout il avait fait de la bonté une règle à laquelle, là encore, il sacrifiait souvent ses propres intérêts. L’exemple de la bonté qu’il incarnait suffirait, pensait-il, à vaincre le Mal et les malheurs du monde. Il croyait sincèrement que la sérénité qu’il opposait aux tourments, que la noblesse de ses aspirations finiraient par l’emporter sur tous les aléas et toutes les noirceurs. Maintenant il parcourt d’autres territoires, incertains, inconnus, dont nous nous étions efforcés de déchiffrer, naguère, quelques unes des figures. Il est avec nous et il nous attend. Jean Pierre Piniès.

Hommage de Jean Guilaine, Basilique Saint Nazaire, 27 janvier 2016.

Très cher Daniel, La vie est parfois désespérante. Une vieille et inusable amitié m’a toujours fait souhaiter, moi, ton aîné, de t’entendre dire quelques mots d’adieu devant mon corps endormi à jamais. Qu’aujourd’hui les rôles se trouvent, par malheur, inversés, m’accable. Les rythmes du temps et ceux de la biologie ne sont pas concordants. D’autres feront, mieux que je ne saurais le dire, une analyse pertinente de tes apports scientifiques à l’anthropologie française et au-delà. En ce moment, je ne veux parler que de l’ami, du compagnon de route, du chercheur enthousiaste ou, tout simplement, de l’amoureux de l’existence. Souvenons-nous, Daniel, de nos communes visites chez René Nelli qui fut à la fois notre maître et un exemple. Souvenons-nous de notre engagement aux réunions toulousaines de l’Institut Pyrénéen d’Etudes Anthropologiques, création de Jacques Ruffié, alors professeur d’hématologie à Purpan, avant d’être élu au Collège de France. C’était au début des années soixante-dix : une vieille 2 CV nous transportait régulièrement, René Nelli, Jacques Lacroix et nous deux, vers un cénacle d’universitaires toulousains : nous formions le clan des carcassonnais, groupuscule un peu trop remuant aux yeux de certains. Puis vint l’aventure de la RCP 323, l’un des grands programmes d’Anthropologie métropolitaine du CNRS de l’époque. Dans ce contexte, tes enquêtes en Pays de Sault furent ton premier terrain mais aussi le lieu où s’ébaucha, sous ta houlette, l’ossature d’une équipe de futurs professionnels de la discipline qui allait contribuer au renouvellement en profondeur de l’ethnologie méridionale. Après ta thèse, te voilà Maître-Assistant à l’Université Paul–Sabatier : tu y enseignes l’ethnologie dans le cadre du certificat d’Ecologie humaine. Mais ta vraie maison sera l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Grâce à Ruffié, nous animons tous deux dès 1976 des séminaires en son antenne toulousaine. Deux ans après, sur l’insistance de Jacques Le Goff, pionnier de la décentralisation universitaire et poussés par la vague pluridisciplinaire des années soixante-dix, nous co-fondons à Toulouse le Centre d’Anthropologie des Sociétés Rurales, devenu ensuite Centre d’Anthropologie tout court, organe de l’EHESS et du CNRS qui devait, pendant plus d’un quart de siècle, rayonner dans le domaine des Sciences Humaines. Ceux qui les ont fréquentés et y ont débattu n’ont pas oublié l’esprit de tes séminaires : ton charisme, ton art de donner une dimension inattendue aux choses en apparence banales, tes talents de mise en perspective, autant d’atouts dont tu jouais, ici pour dynamiser une recherche, là pour faire éclore une vocation. Séducteur tu étais, par ton érudition et par ton verbe. Ton élection à une Direction d’Etudes te fit progressivement devenir de plus en plus parisien ou romain. Toulouse y perdit beaucoup. Il y a une quinzaine d’années, tu fondas à Paris un Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture (le LAHIC), devenu ensuite une équipe de l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (structure du CNRS, de l’EHESS et du Ministère de la Culture) dont tu étais jusqu’à ces derniers jours le Directeur. A Paris, les responsabilités se sont enchaînées : président du Conseil de la Mission du Patrimoine Ethnologique, président de la Commission d’Anthropologie du CNRS, membre des comités de direction des plus grandes revues françaises d’Anthropologie culturelle : L’Homme, Ethnologie Française, Gradhiva, auteur et éditeur de multiples ouvrages aux thèmes constamment renouvelés. Mais ceci n’est point une fin : je suis sûr qu’il existe dans tes cartons des manuscrits qui dorment, des enquêtes peu ou prou abouties mais que ton côté perfectionniste te faisait hésiter à livrer. Souhaitons que tous ces arriérés soient publiés afin que ton esprit continue de vivre, que ton talent s’épanouisse encore et contribue à irriguer pour le bonheur de tous. Tu n’en oubliais pas pour autant tes racines : en fondant à Carcassonne, grâce à l’appui du Ministère de la Culture, l’Ethnopole Garae de la Maison des Mémoires, tu donnais à ta ville un outil de recherche d’un modèle très rare dans notre pays et auquel ton nom demeurera attaché. Évidemment, au fil des années, tes centres d’intérêt ont évolué, se sont modifiés au gré de tes multiples chemins. Il y eut d’abord les contes populaires, les écritures ordinaires, le Carnaval, thème dont il nous reste deux belles œuvres, La Fête en Languedoc et Carnaval ou la Fête à l’envers. Plus récemment, tu t’es orienté vers une Anthropologie des Arts et de la Littérature et vers une histoire européenne de l’Ethnologie, pistes parsemées d’ouvrages ou d’articles innovants. Nous, archéologues, sommes même devenus un peu tes cobayes, une sorte d’espèce dont tu disséquais avec malice les pratiques et les concepts. C’est toi qui as su notamment nous dévoiler toutes les mythologies modernes nées autour de la découverte de Lascaux. Ton éloignement, qu’il fut géographique ou thématique, n’était point une frontière hermétique. Des contacts nous ressoudaient périodiquement autour de souvenirs, d’un temps plus ancien, ceux que la mémoire n’abolit jamais. En 2011, au Collège de France, tu sus, à mon intention, en faire revivre quelques-uns. Je les rappelle aujourd’hui ici même : « Je me souviens de la voix du conteur de Villefloure que nous avons entendue ensemble, des pentes herbues dans le vent du plateau de la Camp, de la folie médiévale de la fête à Ladern, de nos déambulations nocturnes dans Carcassonne déserte ». Tu vois, Très cher Daniel, moi non plus, de ces moments heureux partagés, je n’ai rien oublié. Jean Guilaine

Adresse de Pierre-Cyrille Hautcoeur, Président de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, lue en la basilique Saint-Nazaire de Carcassonne par Jean-Claude Schmitt, Directeur d’études à l’EHESS

Chers collègues et amis de Daniel,

La disparition de Daniel est un choc terrible pour sa famille et ses amis, que je tiens à assurer de toute ma sympathie et de celle de ces nombreux collègues qui m’ont fait part de leur regret énorme – comme l’est le mien – de ne pouvoir se joindre à vous aujourd’hui. C’est un choc terrible aussi pour l’EHESS. Choc par sa soudaineté, aucun de nous ne l’ayant imaginée si proche, si rapide tant Daniel hier encore débordait d’énergie et de projets. Choc par le cratère qu’elle ouvre parmi ses collègues et ses étudiants – des doctorants nombreux et enthousiastes, des mastérants aspirant à rejoindre les précédents sous sa férule entraînante. Trou béant à venir dans nos assemblées, où son enthousiasme et sa faconde savaient convaincre et séduire, parce que nous savions quelle science et quelle intelligence les animaient et les portaient. Daniel était à l’EHESS depuis 1976, année où il commença à donner un séminaire alors qu’il enseignait à l’Université Paul Sabatier. Il participa avec Jean Guilaine en 1978 à la création du centre d’anthropologie de Toulouse, puis acheva d’entrer à l’Ecole en 1989, quand il fut élu directeur d’études. Depuis, il était l’un des grands anthropologues... d’une maison qui n’en manque pas. Il a tout fait : diriger un centre à Toulouse puis à Paris – l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, le principal laboratoire de ce vaste domaine à l’échelle française, voire internationale, qu’il dirigeait encore à sa mort – ; présider la section anthropologie du CNRS, le Conseil de la mission du patrimoine ethnologique du Ministère de la Culture ou l’ethnopôle Garae ; diriger une revue, Gradhiva ; écrire, surtout, écrire des livres, des articles, nombreux, fournis, élégants par le style et par la pensée. Du conte populaire (son Jean de l’Ours de 1969) à Lascaux (son Bataille à Lascaux de 2014), il a montré comment la culture était habitée et vécue, transformée et réinventée par chacun de nous, individuellement et, surtout, collectivement. Daniel était un homme des collectifs : les centres de recherche, les revues, les colloques, les livres collectifs – non des moindres, Histoire de la vie privée, Histoire de la France, Histoire des jeunes, Lieux de mémoires : il n’est aucune de ces aventures qu’il n’ait vécue à de multiples reprises. Parti de la littérature orale, des communautés rurales, des carnavals, de la culture des gens ordinaires, il est devenu l’anthropologue par excellence de toutes les formes de la culture, de la plus populaire à la plus savante, de sa région qu’il aimait tant et où il va reposer désormais, jusqu’à l’Europe tout entière. Les derniers articles – je crois – de Daniel sont parus dans le numéro de L’Homme de décembre dernier. Dans ce numéro, qu’il dirigea avec son complice Jean Jamin et introduisit en nous conseillant de « chanter soir et matin », il intitula un premier article « que reste-t-il ? Quatre figures de la nostalgie chantée ». De Daniel, qui ne nous voudrait pas trop nostalgiques, il reste beaucoup, beaucoup d’idées, de travaux savants, de méthodes et techniques habiles pour faire parler les lieux pérennes de la culture officielle comme les moments les plus fugitifs de la culture populaire ; mais plus encore il reste beaucoup d’amitiés joyeuses et inventives, beaucoup d’élèves avides de poursuivre dans la voie ouverte avec la gourmandise dont Daniel ne se départit jamais. Dans le même numéro de L’Homme, le dernier article de Daniel, « rock des villes et rocks des champs » raconte les transformations des expériences musicales des jeunes dans un village de la Montagne noire et dans des villes comme Narbonne ou Carcassonne lors de l’arrivée du rock vers 1960. Il le conclut sans nostalgie en ces termes : « je ressens pleinement la vague qui, en défaisant notre monde, nous portait à inventer séparément nos vies que d’autres chansons, toujours liées au frisson du commencement, n’allaient jamais cesser de colorer ». Aujourd’hui, cher Daniel, nous te devons, malgré le frisson que nous donne ta disparition de ce monde, de continuer à inventer nos vies, et de continuer à tenter de lui donner d’aussi belles couleurs que celles que tu donnas à la tienne.

Hommage d’Agnès Fines, Ethnopôle Garae, 27 janvier 2016

Je voudrais évoquer brièvement comment Daniel a créé le Centre d’Anthropologie sociale de Toulouse, et quel rôle essentiel il y a joué pour nous, les ethnologues toulousains, ses amis de longue date. Jean Guilaine, son ami préhistorien, carcassonnais comme lui, a brossé tout à l’heure l’histoire institutionnelle des structures de recherche qu’ils ont créées ensemble dans les années 70, lorsqu’ils ont fondé tous les deux une équipe pluridisciplinaire, l’IPEA (Institut pyrénéen d’études anthropologiques), devenue en 1973 une RCP du CNRS pour travailler sur 4 villages du Pays de Sault (Pyrénées audoise). C’est dans ce cadre qu’une équipe de chercheurs en sciences sociales se forme autour de Daniel et commence un « terrain » commun au Pays de Sault. Nous sommes conscients que le monde rural que nous observons est en train de disparaître et que nos enquêtes auprès des anciens sauvegardent les éléments essentiels pour écrire une anthropologie historique de cette société. Nous y passons un bon mois d’été pendant deux années de suite, en 1974 et 1975, en campant dans la maison forestière de Belvis, sans eau ni gaz (mais avec l’électricité !). Nous sommes six ou 7 jeunes chercheurs, entre 25 et 35 ans, la majorité sans statut universitaire, la plupart enseignants de lycée et collège. Chacun a ses thèmes propres de recherches. Les historiens, psychologues, ethnobotaniste, sillonnent les alentours et travaillent à la fois sur leurs archives et sur les données orales pour les périodes plus récentes. Les ethnologues partent chaque matin avec leurs énormes magnétophones faire leurs enquêtes sur des thématiques variées. Daniel avait déjà parcouru la région avec Jacques Lacroix pour recueillir les contes en occitan qu’ils avaient traduits et analysés dans le cadre de leur thèse de troisième cycle. Il avait donc eu des interlocuteurs privilégiés en particulier Pierrot Pous, du hameau de Munès près de Rodome. Daniel admirait ses qualités de conteur exceptionnel et l’étendue de son savoir sur l’environnement, la montagne, la météorologie, la flore et la faune, l’organisation sociale des villages, les mariages, les dots, les successions. Son nanisme l’avait condamné à rester dans sa maison natale, comme oncle berger, statut assez traditionnel pour les hommes restés célibataires dans les maisons pyrénéennes. Daniel s’était lié d’amitié avec lui et les deux étés en question, il continua à passer de longues heures à l’écouter et à l’enregistrer. Pierrot Pous lui avait confié ses agendas dont Daniel a su plus tard faire son miel dans un de ses séminaires sur les bergers. Claudine Fabre-Vassas continue ses enquêtes initiées dans le cadre de sa maîtrise sur l’alimentation, en particulier sur l’élevage du cochon, Jean-Pierre Piniès enquête sur la sorcellerie, accompagné de Christiane Amiel, sa compagne, qui deviendra également chercheuse un peu plus tard. Dominique Blanc, le plus jeune du groupe, s’intéresse aux pratiques populaires de comptage et de calcul. Quant à moi, je m’intéresse à la démographie historique des villages, puis à l’histoire des familles, mariage, dots, naissances, prénomination. Le soir chacun raconte le contenu de ses cueillettes. Ces premières enquêtes se poursuivent plus tard, dans les années 78-82 (1978 étant la date de création du Centre d’anthropologie de Toulouse), mais elles ne sont plus que le fait des ethnologues dont l’équipe s’est renforcée avec Giordana Charuty, qui commence à travailler sur l’étiologie populaire et la cure de la folie, L’initiation à l’ethnologie du symbolique Nous avons tous travaillé intensément, mais nous n’avons pas réalisé la grande publication collective monographique sur la région étudiée que certains attendaient, à l’inverse des équipes pluridisciplinaires des grandes enquêtes collectives qui nous avaient précédés(1). Si nos collègues, généticienne (2) des populations, et historiens et historiennes (3) soutiennent et publient leurs recherches doctorales sur le Pays de Sault, les ethnologues, eux, n’écrivent pas de monographie locale, sinon quelques articles ici ou là. Car chacun, à partir de ses propres enquêtes découvre peu à peu son véritable objet de recherche. Nos publications ont une ambition comparatiste ou un questionnement méthodologique plus large, de sorte qu’elles ne concernent plus que marginalement le lieu lui-même, le pays de Sault. Cette orientation nouvelle est liée à une expérience concomitante, l’apprentissage des méthodes de l’anthropologie du symbolique grâce aux séminaires de Daniel. A partir de 1977 et pendant de nombreuses années, il y expose ses propres recherches chaque semaine. Il faudra plus tard en reconstituer le contenu ainsi que l’ordre des thématiques et repérer ceux qui ont donné lieu à des publications et ceux qui sont restés inédits. Les premières années, il expose ses analyses sur la signification de l’expression locale « Faire la jeunesse » dans le monde rural, la jeunesse étant la période pendant laquelle les jeunes garçons en bande font l’apprentissage de la virilité qui les amènera au mariage. Il détaille comment cette « initiation invisible » des garçons, propre aux sociétés européennes, passe par l’exploration de plusieurs frontières : entre le monde sauvage et le monde domestique, le monde des morts et celui des vivants, le monde masculin et le monde féminin. Ceux qui l’ont entendu savent comment il savait capter son auditoire, avec sa voix posée et sa langue fluide et précise, éloignée de tout jargon : il commençait presque toujours par l’exposition d’une ethnographie précisément située dans le temps et dans l’espace, riche, détaillée, fondée aussi bien sur ses propres enquêtes, que sur les témoignages écrits de ses prédécesseurs en remontant dans le temps, une ethnographie dont il fallait décrypter la signification. Il disposait pièce par pièce, tous les éléments du puzzle de sorte que l’on voyait apparaître l’image globale qui donnait du sens à l’ensemble. C’est ainsi que dans un dialogue nourri avec Claudine Fabre-Vassas et avec leur grande amie, Yvonne Verdier, il nous a initiés à l’anthropologie historique de l’Europe, aux méthodes de l’anthropologie du symbolique que lui-même maîtrisait parfaitement. Pendant ces mêmes années, il propose à notre petit noyau de chercheurs, auquel s’étaient joints Josiane Bru, Jean-Pierre Albert et Marlène Albert-Llorca de travailler ensemble chaque semaine à la traduction et à l’analyse des Ordonnances du Livre blanc des femmes de Toulouse, texte occitan du XVIe siècle. Il s’agit d’une sorte de version occitane de l’Evangile des Quenouilles, dans laquelle les clercs étudiants de Toulouse se moquent des croyances des vieilles femmes de la ville. Ces croyances sont décrites en détail et nous les analysons en les mettant en perspective avec les attestations postérieures dans la littérature folklorique. Ce travail nous passionne, chacun d’entre nous écrit sa partie en prévision d’une publication collective qui, finalement, ne verra jamais le jour alors qu’elle était quasi achevée. Daniel fait ainsi accomplir au champ d’études qui est le sien, qui est le nôtre, un changement décisif : le passage de travaux encore inspirés par les perspectives des folkloristes à une ethnologie de l’Europe directement nourrie par les théories anthropologiques alors en plein essor, en particulier celle de Lévi-Strauss. L’équipe toulousaine, appelée par les collègues parisiens l’Ecole de Toulouse, produit alors pendant quelques années une anthropologie historique de l’Europe prolixe et novatrice qui a pour principaux interlocuteurs les historiens de l’EHESS avec lesquels les échanges sont intenses (J. Le Goff, JC Schmitt, A Burguière, C..Klapisch-Zuber), bref tous les porteurs de l’anthropologie historique qui est devenue dans ces années la marque de fabrique de l’EHESS. Je crois qu’on peut dire que Daniel est l’anthropologue qui, dans les quatre dernières décennies, a été le plus proche des historiens, une discipline qu’il aimait énormément, et sur laquelle il avait une érudition étonnante. Il lisait tout ce qui paraissait en histoire. Le Centre d’anthropologie de Toulouse publie beaucoup, est reconnu dans le monde de l’anthropologie, on parle de l’Ecole de Toulouse. C’est à ce moment-là que Daniel pense nécessaire de créer un DEA pour transmettre aux jeunes chercheurs nos découvertes. Un DEA double sceau (EHESS/Université de Toulouse Le Mirail) est mis en place, non sans difficulté, et tous les chercheurs se muent en enseignants pour des étudiants qui peu à peu deviennent eux aussi des chercheurs : ils sont là, nombreux, aujourd’hui. C’est aussi dans ces années qu’après ses travaux sur la littérature orale, il a engagé son grand chantier sur le carnaval et les pratiques coutumières de la jeunesse masculine qui devait le conduire à proposer la notion d’« invisible initiation » des garçons. Il nous promettait depuis plus de vingt ans le grand livre que nous attendions tous sur ces questions, cela longtemps avant qu’on parle de sexe et de genre dans les sciences sociales. Nous savons tous, nous les Toulousains qui avons écouté ses séminaires géniaux, que le livre est là, dans des cartons. Mais cela aurait été mal connaître Daniel que de l’imaginer cultivant ce domaine toute sa vie. Ce qui frappe en effet dans sa carrière scientifique, c’est son étonnante inventivité, liée à son appétit inextinguible de nouvelles passions de connaissance. Ainsi, à la fin des années 1980, il a lancé avec l’équipe toulousaine ce qui a sans doute été en France le premier chantier d’anthropologie des écrits du quotidien, ou « écritures ordinaires » pour reprendre le titre de l’ouvrage qui en est issu et qu’il a dirigé. Plusieurs ouvrages ont suivi sur l’écriture et en particulier l’écriture des femmes. Je suis heureuse en tant que cofondatrice de la revue Clio Histoire/femmes et sociétés, qu’il m’ait proposé de prendre en main un numéro dont j’ai été la coordinatrice pour Clio, que nous avons intitulé Parler, chanter, lire, écrire, un numéro dans lequel il a beaucoup écrit, des articles et des comptes rendus car cette question du partage sexué de l’écriture et de la lecture l’a littéralement passionné. Et puis ce fut ensuite, dans les années 1990, le début des recherches sur les usages du passé et la patrimonialisation, domaine sur lequel nos amis du LAHIC, le laboratoire qu’il a créé à Paris, sont mieux placés que moi pour juger de son inventivité. Je retiens aussi bien sûr, les chantiers qui ont suivi sur l’histoire de l’anthropologie (en France et en Italie surtout) et enfin sur les arts et la littérature, dans lesquels il a pu déployer pleinement ses passions et ses goûts. Nous avons eu l’occasion il y a quelques mois d’évoquer un peu de ce passé avec Daniel. Au début du mois de novembre, j’ai été coorganisatrice avec Sylvie Sagnes et Anne Monjaret de deux journées d’études sur l’ethnologie de la France au féminin où nous avons eu l’occasion d’évoquer les souvenirs du terrain au Pays de Sault d’une part, nos relations intellectuelles avec Yvonne Verdier, d’autre part. Yvonne Verdier, une amie chère de Daniel et de Claudine, dont le livre Façons de faire, façons de dire, nous avait enthousiasmés et a accompagné les recherches de « l’Ecole de Toulouse ». Plus tard, les 2 et 3 octobre, au cours de deux journées « d’hommage surprise » organisés par une petite équipe de « mes » anciens docteurs devenus chercheurs, à l’occasion de mon passage à la retraite, Daniel m’a fait l’immense plaisir de venir, de participer à la journée d’études sur l’anthropologie et la fiction, puis le lendemain chez moi, en compagnie de tous nos jeunes et moins jeunes amis, d’échanger tranquillement sur ce que fut notre passé commun de chercheur. Ce fut un grand moment dont nous nous souviendrons, car il l’a vécu dans la sérénité et la joie, ce que l’on peut voir sur les nombreuses photos prises ces jours-là. Que nous ayons pu vivre ensemble toutes ces belles journées avant sa mort -qui nous paraissait à tous et sans doute à lui aussi si lointaine-, est pour nous, aujourd’hui, une immense consolation.

Agnès FINE Directrice d’Etudes à l’EHESS

(1) Ainsi l’enquête sur l’Aubrac menée dans le cadre de la RCP du CNRS entre 1963 et 1966 a été publiée en 7 volumes par les éditions du CNRS entre 1970 et 1986 ou encore les monographies sur la Corse.
(2) Jacqueline Vu Tien Khang et André.Sevin Choix du conjoint et patrimoine génétique. Etude de quatre villages du Pays de Sault de 1740 à nos jours, CNRS, 1977.
(3) Christian Fruhauf, Forêt et sociétés. De la forêt paysanne à la forêt capitaliste en Pays de Sault sous l’Ancien Régime (vers 1670-1791), Paris, CNRS, 1980.
Marie-Dominique Amaouche-Antoine, Histoire des pratiques et des goûts musicaux dans l’Aude au 19e siècle, Thèse de 3e cycle, mention anthropologie sociale et historique, Paris, EHESS, 1982.
Christian Thibon, Pays de Sault. Les Pyrénées audoises au XIXe siècle. Les villages et l’Etat. CNRS, 1988.

Hommage de Nicolas Adell dit à l’Ethnopôle Garae, 27 janvier 2016

On le sait, Daniel détenait quelques improbables records dont lui seul avait le secret.

Celui, par exemple, du nombre d’ordinateurs saisis de combustion spontanée et qui contenaient pourtant un texte « auquel la dernière main venait d’être mise ». C’est ainsi que sa contribution la plus ignorée, et la plus décisive, aux progrès de la science concerne l’informatique contemporaine (et vous noterez les progrès en effet accomplis depuis 40 ans) puisqu’il a contraint la mise au point de composants moins instables et, surtout, qui ne font pas d’étincelles. Et c’est vrai, il y a un feu qui ne brûlera plus.

Il y a aussi ce record, auquel il tenait et dans plusieurs registres, du nombre de dépassements non autorisés. Dépassements de temps dans les prises de parole et dont on savait qu’il serait conséquent dès qu’on entendait : « Bon, alors là j’ouvre une parenthèse… », à l’intérieur de laquelle vous assistiez à la rencontre improbable d’une page du plus obscur écrivain sicilien et d’un article ancien du Journal of American Folklore qui n’avait pas eu 5 lecteurs au monde. C’était aussi les dépassements non autorisés des retards dans les textes qu’il avait promis (là, je vous renvoie au record précédent des combustions spontanées), ou encore les dépassements non autorisés de la taille des textes en question quand ils arrivaient (car ils finissaient toujours par arriver), comme s’il fallait que ceux-ci soient à la mesure du retard accumulé. Ça pouvait mettre beaucoup de monde en colère… Moi, ce qui me met en colère, c’est que dans le domaine où l’on aurait tous voulu qu’il dépasse, qu’il déborde et qu’il en rajoute, et qui était celui de sa présence parmi nous, bien c’est dans ce domaine-là qu’il a été justement en avance.

Record aussi de la quantité d’intelligences distribuées. Il ne s’agit pas ici des connaissances données ou délivrées à tous ceux qui l’écoutaient ou le lisaient. C’est évident et ce n’est pas un record improbable. Non, là c’est plutôt sa capacité à convertir le fait le plus plat en une situation riche ; ou le texte le plus médiocre qu’on pouvait lui soumettre en un outil précieux parce qu’il réussissait à y identifier la valeur qu’il pouvait contenir. On avait l’impression d’être plus intelligent quand il vous avait lu. On cherchera sans doute dans les jours, les semaines ou les mois qui viennent des qualificatifs pour désigner ce qu’il était pour plusieurs d’entre nous : un Conteur, un Maître, un Initiateur, un Guide, etc. Chacun trouvera le sien. Et comme il affectionnait la langue, et les racines des mots, grecques en particulier, il sera pour moi le basanos. Le basanos, c’est la pierre de touche, celle contre laquelle on vient frotter l’or pour le tester. S’il est pur, la pierre le dit en présentant une marque brune bien particulière. Je crois qu’il a porté beaucoup de ces marques, qu’il a beaucoup révélé, et qu’à force d’avoir été frotté, il s’est abîmé. Le basanos, c’est en effet une pierre tendre et fragile.

Record, enfin, bien connu celui-là, du nombre de livres annoncés « à paraître ». Une demi-douzaine au moins, qui ne verront donc pas le jour, ou pas sous la forme ni avec le contenu qu’il leur aurait donnés définitivement. Et malgré ces horizons éditoriaux très chargés, qui auraient étourdi n’importe qui, il n’avait pas peur d’allonger la liste à l’occasion. L’une des toutes dernières fois où je l’ai vu – c’était il y a peu, le mois dernier pour la réalisation d’un film sur son œuvre et qui va prendre inévitablement un ton crépusculaire alors que c’était une aurore sur un autre vie – bien, cette fois-là nous en avions projeté un supplémentaire, un livre d’entretiens où il aurait posé son regard de basanos sur l’anthropologie contemporaine. Pas sûr que tous les métaux qui se pensent lourds se seraient révélés être de l’or… Alors, on a beaucoup glosé sur ces annonces de livres à paraître et qui ne paraissent pas. Je crois qu’il ne s’agissait pas pour lui de dire ce qu’il avait fait, ce qu’il faisait ou ce qu’il allait vraiment faire. Je crois plus simplement qu’il avait la passion des titres, qu’il aimait en créer et en inventer car il aimait cette concentration d’un programme et d’un mystère dans une formule. Le titre trouvé, tout est déjà là. Après, ce n’est que la parenthèse qui s’ouvre et le livre qui commence. Et c’est ce spectacle de toutes ces parenthèses non refermées qui m’est insoutenable ; ces parenthèses avortées qui font errer Daniel et qui rendent sa mort si difficile. Car je me revois quittant son appartement avec, comme souvent, les promesses d’une aube et la certitude évidente que le jour va se lever. Et, incohérence totale, ça n’arrivera pas. Certains le savent ici, Daniel avait des mots sur la « mort difficile » (l’expression lui venait d’un surréaliste) ; c’est celle, disait-il, qui « n’advient ni en son temps ni en son lieu ». La mort incohérente, comme un jour qui ne se lève pas, comme une parenthèse qui ne vient pas, et qui vous abandonne. Quant à moi, je n’ai pas assez vécu pour en connaître de plus difficile que celle-ci. Nicolas Adell

Pour Daniel
Maison des mémoires, 27 janvier 2016
Giordana Charuty et Jean Jamin.

Brève chronique d’un trimestre : Le 15 septembre 2015, nous déposions, Daniel et moi, aux éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales la traduction française d’un livre qu’avec notre ami Marcello nous voulions sauver une seconde fois, La Fin du monde, laissée comme suspendue par la mort brutale du refondateur de l’anthropologie italienne, Ernesto De Martino. Le 4 novembre, réunies ici même autour de la question des femmes en ethnographie, le retour sur nos expériences du Pays de Sault s’était naturellement infléchi en la reconnaissance de tout ce que nos trajectoires singulières devaient à leur inspirateur. Le 10 novembre, c’était une réunion du comité de rédaction de Gradhiva, au musée du Quai Branly, dont il orientait la voie pour convoquer toutes les sociétés et toutes les cultures autour de la question des arts Le 12 novembre, nous fêtions autour de Jean Jamin le dernier numéro de L’Homme où la nostalgie chantée faisait se rejoindre Rousseau et Charles Trénet, dont nous avions cherché quelques traces à Narbonne, au lendemain des journées carcassonnaises. Le 18 novembre, dans l’amphithéâtre François Furet, Boulevard Raspail, Daniel rappelait que, bien après Münssterlingen, l’asile suisse visité dans les années 50, Michel Foucault avait pu découvrir un autre lieu – Limoux – où la folie et les masques se côtoyaient. Ces quelques dates, concentrées en un seul trimestre, disent assez bien l’expérience que chacun a pu faire en entrant dans une relation de travail avec Daniel : sa capacité à relier des lieux, des temps, des personnes, des savoirs, partout ailleurs hérissées de frontières. Ses fulgurances, méthodiquement documentées, vérifiées, pouvaient ouvrir, pour chacun, ce qu’il appelait tout récemment « le chemin du plaisir de la vie », où expériences existentielle et intellectuelle étaient réconciliées.

C’est aussi, je crois, le sens du message que Jean Jamin m’a demandé de vous lire :

« Daniel et moi étions très liés depuis le début des années 1980, c’est-à-dire depuis 1982 exactement, depuis le colloque de Toulouse sur les « Voies nouvelles en ethnologie de la France ». Tout au long de ces années, nous avons partagé joies et déconvenues, travaux et gravats, fondations, chapiteaux et faîtages (à travers notamment la revue Gradhiva) : j’aimais son intelligence de cœur et son agilité d’esprit, sa culture, son papillonnage en volutes, son style, ses idées, ses illuminations, ses percées et même ses aspérités. Le bois n’était pas sa langue... Bref, un bonhomme de ce que fut l’ Ecole des hautes études en sciences sociales, dont il a incarné la liberté d’écrire, de dire et de penser, celle aussi d’innover dans des objets de recherche, des champs d’investigation, des enquêtes à méandres, qui allaient des maisons et établis d’écrivains aux dessous et secrets du conte, du récit, du fait divers, en passant par le carnaval et les rites d’initiation, toujours attentif aux « sentiers de la création », aux passages à l’âge d’homme, aux grottes de notre enfance comme celles de Lascaux. Je ne sens un peu plus seul (c’est toujours un drame de perdre un ami, c’est toujours une tragédie de perdre un « humain » selon la rhétorique à la mode...) Je ne comprends pas la brutalité de cette disparition... Je ne suis pas loin de penser que Daniel que je connaissais bien et aimais tant, a eu la mort après laquelle courrait sa propre vie, et qu’il cherchait à prendre de court entre deux horaires, ou deux destinations, c’est-à-dire à suspendre : en quelque sorte sur une zone de fuite qui serait sans douleur, hors de tous les temps qui nous l’infligent continûment. »

J’ajouterai : d’accord, Daniel, tu as choisi l’éclipse. Mais nous attendons tous des textes. Tu aurais pu trouver une autre excuse  !
Giordana Charuty et Jean Jamin.

Hommage de Christian James Jacquelin : In memoriam Daniel Fabre, 1947-2016

Avec Daniel Fabre, c’est une grande figure de l’ethnologie de la France et de l’Europe qui disparaît. Ancien Président du Conseil du Patrimoine Ethnologique au MCC (1993-1997), Directeur d’étude à L’EHESS, Directeur du LAHIC et du IIAC (UMR CNRS, EHESS, MCC), Professeur à l’Université de Rome, Daniel Fabre fut également le fondateur et le Président du GARAE-Ethnopôle à Carcassonne, marquant par là son attachement à la région. Très proche du Ministère de la Culture, il milita dès les années 80 pour la création des postes d’ethnologues dans les Drac tout en contribuant à théoriser la notion de patrimoine et son élargissement au patrimoine ethnologique et immatériel. Chercheur infatigable, brillant orateur, sa pensée forte et lumineuse en faisait un leader intellectuel incontestable. Possédant une érudition immense, il excellait dans l’animation des séminaires avec sa capacité de théoriser, de poser les problématiques et de synthétiser les idées des uns et des autres. L’ethnologie qu’il défendait et qui avait donné lieu à une école de pensée dite « Ecole toulousaine » s’inscrit dans une anthropologie du sens, interprétative et exigeante dans le champ du symbolique. Ses axes de travail furent multiples et novateurs, de la littérature orale aux communautés rurales, du carnaval languedocien aux sources de l’ethnologie et plus récemment, l’anthropologie de la culture et du patrimoine. Il est impossible de résumer ici sa bibliographie considérable mais on citera trois ouvrages fondamentaux qu’il a dirigés et qui font l’objet d’introductions magistrales dans le champ du patrimoine, « Domestiquer l’histoire. Ethnologie des monuments historiques »Ed. MSH 2000, « Les monuments sont habités » Ed MSH 2010 et « Emotions patrimoniales »Ed MSH 2013. Daniel était un maître, devenu un ami avec qui j’ai eu la chance de partager près de 30 ans de compagnonnage ethnologique en Languedoc Roussillon.

Christian James JACQUELIN, conseiller à l’ethnologie honoraire à la Drac LR, chercheur associé au LAHIC

Texte envoyé à l’Ethnopôle Garae par Claude Macherel

L’annonce de la mort de Daniel, reçue ce matin de Pierre-Cyrill Hautcœur à l’EHESS, m’est tombée dessus comme sur beaucoup d’autres sans doute : un couperet qui vous fend au plus vif de ce qu’un Ami véritable a été ; de tout ce que vivant il vous a donné, et qui n’ira pas plus loin ; de ce que vous avez partagé à deux, ou plus au large d’étendues relationnelles communes, tout près, plus loin, en d’innombrables directions…

La Maison des Mémoires et le GARAE en elles, joints à la chambre hospitalière préservée qui fut celle de Joë Bousquet rivé à son lit, hantée dans sa nuit de visites rêveuses, ont été, il me semble, les plus vraies, les plus solidement fondées de toutes les demeures (les romanesques, les institutionnelles, les pierreuses) que Daniel a du et qu’il a su faire siennes de par le monde, sa vie durant. Tout avait commencé dans sa maison d’enfance (et de naissance ?), proche en ce temps-là de s’effondrer, Rue des Bons Enfants à Narbonne. Au trésor de ses collections intimes et de sa mémoire vive, Daniel conservait une plaque municipale Rue des Bons Enfants tout à fait officielle.

C’est qu’un jour de sa jeunesse, dans la 2cv et avec la complicité de son oncle maternel, il était allé pirater pour mémoire, dans cette rue originelle, le signe indubitable, l’écrit ordinaire blanc sur bleu et tôle émaillée, d’une adresse (patri-moniale ?) dont le nom lui parlait fort, à travers l’écran semi-opaque d’une sorte de brouillard des identifications assurées.

Sur la route du retour vers Carca, deux gendarmes motocyclistes avaient signifié au chauffeur de la dodoche, sifflets impérieux à l’appui, qu’il devait se ranger sans broncher sur le bord de la chaussée, histoire de s’y mettre à la disposition des forces de l’ordre. L’oncle et son neveu, persuadés que leur larcin avait été surpris (et dénoncé) à Narbonne, obtempérèrent bravement. Obéissants, mais dans leurs petits souliers l’un et l’autre. Et pour les profonds motifs que je devine sans peine, le neveu se croyant coupable à la puissance deux ; le jeune Daniel bien plus inquiet, au fond, que le frère de sa mère, se voyant se croyant, pris sur le fait de la capture peu légale d’une adresse authentique touchant de près au lieu de ses origines.

Les pandores font descendre le tonton de la deux schwo – ils lui désignent l’arrière du véhicule – le pauvre homme se voit cuit, convaincu qu’une fois le coffre le ouvert (qu’est-ce que les gendarmes voudraient voir d’autre ?) le vol des Bons Enfants ne fera plus un pli. « Eh bien ! racontait Daniel, c’est la plaque d’immatriculation à l’arrière de la bagnole que les gendarmes voulaient signaler à mon oncle : il risquait de la perdre – voyez vous-même, elle est aux trois quarts dévissée. »

Ce n’est qu’une tranche de vie. Mais elle est feuilletée comme une pâtisserie, délicate et consistante, crémeuse et bienfaisante à souhait. Au bout d’un repas, Daniel à table aimait énormément les douceurs d’un dessert. Il faut se consoler comme on peut. Assoiffé d’amitié en deuil, je me console tant bien que mal en partageant ce mille-feuilles avec vous.

Claude Macherel

Hommage de la revue Archives des Sciences Sociales des Religions.

Daniel Fabre nous a quittés (1947– 2016) Nous partageons certainement depuis dimanche 24 janvier la même grande peine de la mort soudaine de Daniel Fabre. Il était l’un de nos plus brillants collègues de l’École des hautes études en sciences sociales, incarnant l’alliance d’une liberté, d’une audace, d’un rayonnement dans ses enseignements et dans sa parole publique, d’une exigence dans son écriture savante, qui en faisait ce que nos institutions d’enseignement et de recherche peuvent donner de plus haut. Il était aussi lié de très près à notre Revue. Proche interlocuteur d’André Mary depuis longtemps, auquel nous pensons spécialement dans ces jours, il avait donné en 2013, en coopération étroite avec lui un magnifique dossier sur les Messianismes, par lequel il donnait à relire et à lire, avec une générosité effective, les œuvres d’Ernesto de Martino et de Vittorio Lanternari, cette dernière peu connue de la recherche française. Il avait à cette occasion enregistré une brève vidéo que Stéphane Eloy nous donne à revoir sur le site de la Revue (https://assr.revues.org/24815)

Daniel Fabre s’était également intéressé vivement, dans ces derniers mois, au chantier ouvert par Pierre Lassave sur les membres fondateurs du Groupe de sociologie des religions. Il concluait le 17 décembre dernier une journée d’études consacrée à ce chantier. Sa disparition est ici ressentie au plus vif du partage. Au plus vif de ce qu’il y a quelques jours nous songions à lui demander pour la future Assemblée de la Revue : une lecture du dossier à venir dans la livraison du mois de juillet prochain (no 174, 2016/3) sur la force des objets et les matérialités religieuses, dossier coordonné par Jean-Pierre Albert, Anouk Cohen, Agnès Manzon et Damien Mottier. Daniel Fabre avait donné le 22 janvier 2015 dans le cadre d’un colloque préparatoire au musée du Quai Branly une conférence intitulée « Matérialités religieuses et horizons apocalyptiques » dont la transcription ouvrira ce dossier.

Dans la dernière livraison du Bulletin bibliographique, Claudine Gauthier propose une belle lecture de Bataille à Lascaux, livre admirable publié par Daniel il y a quelques mois. Nous recommandons aussi à nos lecteurs une longue recension de cet ouvrage, publiée par André Mary dans la dernière livraison de la revue Ethnologie française (no 161, 2016/1). Reste à nourrir la flamme de cette fougue tranchante et accueillante, incisive et inquiète, dont Daniel Fabre ne se départissait pas. Notre Revue devra porter cet héritage.

La Direction des Archives de sciences sociales des religions

- Hommage de Fleur Pellegrin, ministre de la culture et de la Communication

- Hommage de la DRAC Languedoc Roussillon Midi-Pyrénées à Daniel Fabre.

- Hommage Chroniques de Carcassonne, 26 janvier 2016.
- Hommage de l’Académie des Arts et Sciences de Carcassonne.

- Hommage de Serge Della Bernardina

- Hommage de l’Association Française d’ethnologie et d’Anthropologie.

- Hommage d’’André Viola, président du Conseil Départemental de l’Aude.

- Hommage de Connaissance des Arts

- Article de La Dépêche du Midi, 26 janvier 2016

- Article de l’Indépendant, 26 janvier 2016.

- Hommage de Julie Calrini Le Monde, 31 janvier - 1er février 2016.

- Note de lecture d’André Mary in Ethnologie Française 2016/1 N°161 pp. 165-170, à propos de Bataille à Lascaux. Comment l’art préhistorique est apparut aux enfants.

- Hommage de Laurier Turgeon, Québec

- Hommage d’Agrobioscience

- Hommage de la revue Ent’revues

- Hommage des Vendangeurs littéraires

- Hommage du Quotidien des Arts

- Hommage du Musée du Quai Branly

- Hommage Il Taccuino dell’Altrove

- Hommage de Pierre Centlivre - Université de Neuchâtel

- Hommage France 3